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Sociologie des gilets jaunes

Dernière mise à jour : 27 sept. 2020



“La lutte et la révolte impliquent toujours une certaine quantité d’espérance, tandis que le désespoir est muet.” écrivait Charles Baudelaire dans Les Paradis Artificiels. Le mouvement des gilets jaunes aura marqué la société française en rendant visible une réalité oubliée ou simplement mise de côté. Mais il aura aussi actionné une envie de changement. Des gens qui se sont regroupés mécaniquement en mettant en commun une honte qu'ils avaient dissimulé. La mutualisation de cette colère donnera lieu à un cri d'indignation qui traversera la France pendant plus d'une année.


L'irruption des gilets jaunes dans l'espace médiatique aura complètement désarçonné les journalistes et réinvesti une critique du métier qu'on jugera déconnecté et détaché de la province. Le journaliste Thomas Sotto avouait d'ailleurs sur Konbini le 04 Janvier que cette homogénéité sociale entre journalistes avait conduit à ce qu'ils ne voient rien venir de la crise des gilets jaunes, ce qu'il déplorait amèrement. Ainsi, la misère sociale était redevenue visible, on assistait à des débats entre hommes politiques ou journalistes, avec des infirmières, des ouvriers etc... On avait fini par tendre un micro à ces sans-voix qui pouvaient enfin s'exprimer sur les problèmes qu'ils rencontraient pour simplement finir le mois.


On a souvent comparé la mobilisation des gilets jaunes à d'autres mouvements populaires qui sont arrivés dans l'histoire de France, mais pour la plupart, comparaison n'est pas raison. Les syndicats ont souvent participé à l'impulsion de ces dynamiques, on peut se rappeler par exemple de la grande grève de 1995. Mais pour les gilets jaunes la révolte est d'abord partie du bas, non pas de forces déjà organisées. La sociologie du mouvement est également différente. Comme pour chaque mobilisation de cette ampleur la comparaison avec Mai 68 a également été évoqué. Mais ce sont bien les étudiants qui ont lancé l’événement il y a 52 ans avant de recevoir un soutien des syndicats. Pour les gilets jaunes, toutes les catégories d'âges étaient représentées, avec une effervescence qui partait d'abord des classes populaires et des classes moyennes inférieures.


On a aussi assimilé la mobilisation à celle initiée par Pierre Poujade en 1953, le fameux mouvement poujadiste qui réunira artisans et petits commerçants. Pourtant, comme le montre l'historien Michel Pigenet il opposait salariés et indépendants, les gilets jaunes réussissent à réunir ces deux familles autour d'un même ras-le-bol social. Un autre élément qui va les différencier des poujadistes s'incarne dans leur refus de se transformer en mouvement politique. De part leur hétérogénéité, ils comprirent rapidement que l'institutionnalisation de leur organisation hybride en parti signerait probablement leur fin. La journaliste du Monde Florence Aubenas qui les a suivi sur le terrain, reconnaissait d'ailleurs sur France Inter : "Les gilets jaunes sont réellement une grande chance pour notre pays (...) Je ne leur souhaite pas de devenir un parti, mais d'être un contre pouvoir." Leur force devait s'enraciner dans la colère légitime qu'ils représentaient. Pour les élections européennes, la plupart d'entre eux ont d'ailleurs appelé à ne pas voter pour les prétendus candidats gilets jaunes qui se présentaient en leur nom. La révolution français est probablement plus facilement comparable, on va aussi assister ici à un réveil de la France silencieuse. Mais si cette dernière part de la capitale le mouvement des gilets jaunes ressort des provinces. Autre différence, la bourgeoisie est assez peu présente aux fondements du mouvements, c'est une dynamique qui vient d'en bas et qui émerge.


A ses prémisses, l'inconnu restait le profil politique des manifestants. S'agissait-il de membres d'extrême droite comme le laissait entendre les premières rumeurs ? De black blocks d’extrême gauche ? On sortait de la traditionnelle mobilisation sociale impulsée par les syndicats. En réalité on s'est assez vite rendu compte que s'exprimait ici un réel dépassement des clivages. Le mouvement était assez hétéroclite, on pouvait bien sûr y trouver des des soutiens du Rassemblement National mais également de la France Insoumise, d'autres étaient abstentionnistes depuis de nombreuses années, certaines avaient même voté Emmanuel Macron. Ainsi aucune récupération politique n'était autorisée, on ne trouvait pas de tracts et même pas forcément de banderoles au sein des groupes de gilets jaunes.


Le film « J'veux du soleil » de Gilles Perret a permis de laisser une trace de ce mouvement sans précédent. Il va s'intéresser aux trajectoires de vie de ceux qui se sont réunis autour des ronds-points, des gens perdus qui ont trouvé dans le mouvement une façon d'espérer. En visionnant ce documentaire sillonnant les quatre coins de la France on comprend les racines de cette mobilisation. Un décalage s'est créé entre une France silencieuse, plongée dans une misère sociale qui la submerge, et des territoires plus aisés possiblement déconnectés de cette réalité. Cette révolte populaire a donné lieu à une forme de mobilisation inédite. On a d'abord été témoin d'une réappropriation des espaces communs avec la figure des ronds-points qui sont devenus un carrefour de la contestation. Partout se créaient des baraques avec les moyens du bord, quelques planches en bois et de quoi se chauffer pendant les froides soirées d'hiver. « Le processus de politisation se fait ici en dehors du cadre des partis » remarque le sociologue Christian Laval. En effet comme pour Nuit Debout (bien que le profil sociologique soit différent), les gens vont dialoguer et appréhender le fonctionnement du monde politique en mettant en commun leurs réflexions sur le système qui les entoure.


La formation première va rapidement évoluer, les gilets jaunes vont choisirent de mettre en place des journées de mobilisation nationale. Ils vont décider de se rassembler tous les samedi pour manifester, avec des rendez-vous donnés aux niveaux régional et national. Le mouvement va être décentralisé avec une divergence sur les modes d'actions. Certains voulaient déclarer les manifestations ce qui inclut l'obligation de suivre un trajet officiel approuvé par la préfecture. D'autres estimaient que le rapport de force de force avec le pouvoir ne pouvait passer par le fait de suivre les consignes du préfet. Pour ces derniers il fallait mettre la pression sur le système politique en conservant une formation de manifestations sauvages surprises. En terme de mobilisation dans le temps le mouvement sera aussi inédit. Bien que la dynamique se soit enrayée il y a quelques mois, elle aura tenu pendant plus d'une année, du jamais vu dans l'histoire française des luttes sociales.


Un des éléments nouveaux a également été l'usage des réseaux sociaux par les gilets jaunes pour s'organiser et diffuser leurs idées. Une composante commune à de nombreuses révoltes populaires dans le monde (Chili, Liban...). On a pu assister à la création de groupes Facebook et à l'utilisation intensive de lives sur la plate-forme où les figures du mouvement exprimaient leurs ressentis de la situation et répondaient aux questions des spectateurs. Ainsi se formait deux perceptions du monde, ils vont comprendre que malgré le fait que les médias parlent beaucoup d'eux le traitement médiatique ne leur est pas forcément favorable. Ils vont donc proposer une vision alternative sur les réseaux sociaux. On a beaucoup insisté sur la violence et la radicalité des gilets jaunes en mettant en avant les comportements ou les paroles de certaines personnes isolés. Mais dans un mouvement composite de cette ampleur la pureté n'existe pas, en cela les gilets jaunes représentaient le meilleur et le pire de la population française. Malheureusement dans ce type d’événement l'accent est souvent mis sur les éléments les plus négatifs. On a en partie oblitéré les raisons qui ont poussé ces gens à sortir dans la rue en premier lieu.


On ne peut également pas mettre de côté la violence déployée à leur encontre pendant les manifestations. Une réalité peu traitée dans les médias. Il faudra attendre la fin du mois de Décembre 2018 pour qu'on commence à entendre parler de dérives de la part de la police durant certains épisodes, mais ces évocations resteront relativement minoritaires dans le traitement médiatique de la violence. Le recensement des violences policières envers les gilets jaunes par le journaliste David Dufresne (en partenariat avec Médiapart) fait pourtant état de plus de 24 éborgnés, 5 mains arrachés et plus de 300 blessures à la tête depuis le début du mouvement.

Les gilets jaunes ont peu à peu perdu en importance du fait de la lassitude, de la répression, mais également de l'apparition d'autres événements médiatiques qui ont entamé la couverture du mouvement. Mais par sa formation et sa raison d'être, le mouvement aura profondément empreint la vie politique française. Pour beaucoup d'entre eux, les questions posées sont restées sans réponses, on pourrait donc envisager dans l'avenir la formation d'une deuxième vie à cette mobilisation, peut-être sous une autre configuration.


Ewen Bazin

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