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Le rouge et le brun : le cas Sahra Wagenknecht en Allemagne

Le 8 janvier 2024, Sahra Wagenknecht, figure de la gauche allemande annonçait fonder son propre parti, qu’elle baptisait sobrement Alliance Sahra Wagenknecht (BSW). Cette nouvelle formation politique a immédiatement fait parler d’elle en se réclamant d’une « gauche conservatrice », avec l’ambition affichée de combattre la montée de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD, extrême-droite) en récupérant certains aspects de son programme.

Plus d’un an plus tard, la croisade anti-woke et anti-immigration de celle qu’on surnommait jadis la « Mélenchon allemande » a été stoppée net par les élections fédérales du 23 février 2025. Mais qui est cette Sahra Wagenknecht ? Quelles sont ses idées ? Et quelles conséquences pour le paysage politique outre-Rhin ? Retour sur une aventure politique insolite et un pari raté.


L’origine d’une femme ambitieuse


Sahra Wagenknecht est née en 1969 à Iéna dans ce qui est encore la République démocratique allemande (RDA). Elle rejoint le crépusculaire Parti Socialiste Unifié (SED, communiste) en 1989, peu de temps avant la chute du Mur, un évènement qui la traumatise. Après la réunification allemande, elle intègre l’héritier du parti unique, le Parti du socialisme démocratique (PDS) qui deviendra en 2007 Die Linke à la suite d’une fusion avec des dissidents de l’aile gauche du parti social-démocrate (SPD, centre-gauche). Dans une note pour la Fondapol, l’universitaire Patrick Moreau explique que tout au long de sa carrière politique, Sahra Wagenknecht incarne l’aile la plus à gauche du parti, nostalgique de la RDA et opposée au réformisme. Elle est notamment membre de la Plateforme communiste de 1991 à 2010, un groupe surveillé par l’Office de protection de la Constitution. Cela lui vaut le qualificatif peu flatteur de « stalinienne » par ses opposants au sein du parti comme à l’extérieur.


En dépit des résistances, elle parvient à s’imposer comme un poids lourd du parti grâce à son charisme et gravit les échelons jusqu’à devenir vice-présidente de Die Linke entre 2010 et 2015 puis co-présidente du groupe parlementaire jusqu’en 2019. Mais les tensions se font de plus en plus forte en raison de la nouvelle direction du parti. En effet, Die Linke cherche à s’éloigner de l’héritage communiste pour devenir une formation de gauche radicale plus classique et moins dépendante de son ancrage dans les anciens Länder de la RDA. A l’image des partis de gauche d’Europe de l’ouest comme La France Insoumise, Die Linke opère un virage vers l’électorat jeune et urbain. Des thématiques comme l’écologie, l’antifascisme, le féminisme et les droits des minorités sont mises en avant, ce qui froisse l’aile Wagenknecht, qui y voit un éloignement des questions sociales pour satisfaire des revendications bourgeoises au détriment de la base historique. La crise migratoire de 2015 va exacerber ces tensions, avec un conflit entre les soutiens de la politique d’accueil de la chancelière Angela Merkel et les partisans d’une régulation des flux migratoires. C’est ce qu’analyse Peter Wahl dans un article du Monde diplomatique intitulé « En Allemagne, deux lignes pour un même camp ». 


Une doctrine controversée


La rupture est finalement consommée en septembre 2023. Mme Wagenknecht quitte avec fracas le parti, emportant avec elle nombre de cadres et de parlementaires, dont la co-présidente du groupe au Bundestag Amira Mohamed Ali. Elle dénonce ses anciens camarades comme des « bien-pensants » incapables de répondre aux aspirations du peuple allemand. Au vu de son parcours, on aurait pu penser que l’ancienne communiste mettrait en place une force politique d’extrême-gauche. A la place, elle a choisi la voie du confusionnisme idéologique dans une veine populiste en se revendiquant « conservatrice de gauche » (Linkskonservativ). Tout en se présentant comme la championne de la justice sociale, elle se pose en rempart contre le progressisme, l’écologie et l’immigration. Ainsi le programme de la BSW propose à la fois une hausse des salaires et prestations sociales tout en réclamant la fin des régulations et politiques vertes ainsi que l’expulsion des étrangers en situation irrégulière. A ce cocktail douteux, il faut ajouter une opposition aux mesures anti-covid (confinement et vaccination obligatoire) ainsi qu’à l’aide à l’Ukraine. 


L’objectif de Mme Wagenknecht est loin d’être parfaitement clair mais on peut dégager une certaine idée de ses intentions. Il s’agit de bâtir un parti ultra personnalisé et transcendant les clivages par un populisme orienté contre les partis qui ont structuré la vie politique allemande des trente dernières années. Elle s’inspire d’ailleurs ouvertement de Marine le Pen, qui rejette l’austérité et se présente comme défenseuse de l’Etat social, en y adjoignant une dimension xénophobe. Pour cela, sa stratégie s’articule autour d’un électorat nostalgique de l’Est (la fameuse Ostalgie), qui a le sentiment d’être attaqué par la modernité néolibérale et progressiste sur le plan socio-économique.

En résumé, il s’agit de la cible typique de l’extrême-droite, incarné par l’AfD, que la BSW tente de siphonner. Si l’Allemagne va si mal, c’est à cause des élites mondialistes qui importent des millions de travailleurs immigrés au détriment de la culture et du bien-être des honnêtes gens. Au lieu de se préoccuper de l’inflation et des conditions de travail, ils préfèrent soutenir les minorités sexuelles et de mener une guerre contre la Russie pour enrichir le complexe militaro-industriel de Wall Street


Autre fait surprenant de sa part, malgré son positionnement économique clairement à gauche, elle abandonne complètement l’anticapitalisme. Celle qui voyait des points positifs à Staline se retrouve à louer le « capitalisme rhénan » par opposition à un « capitalisme Blackrock ». Dans une note pour l’IFRI, Thomas Holzhauser indique que la BSW estime que « les dysfonctionnements [économiques] identifiés ne sont pas imputés à des failles structurelles du système capitaliste, mais à la faillite des élites ». La prospérité de l’Allemagne vient de l’économie social de marché mise en place dans l’après-guerre. Dans un entretien pour la New Left review de mars 2024, Mme Wagenknecht exprime même sa sympathie pour le conservatisme de la l’Union chrétienne-démocrate (CDU, centre-droit à droite) des années 60, l’estimant être une forme de protection contre le néolibéralisme destructeur et dérégulateur. Ainsi, le parti cible particulièrement la classe moyenne entrepreneuriale du Mittelstand, composée de PME familiales implantées dans l’ouest du pays. Sont donc opposés les « gens qui travaillent », c’est-à-dire les salariés et le petit patronat, et les grands groupes internationaux liés à la haute-finance.


Des premiers succès locaux fragiles


Cette stratégie véritablement « attrape-tout », selon la notion de Otto Kirchheimer, va d’abord porter ses fruits au cours de l’année 2024. Le ralliement de nombreuses personnalités à la BSW fait dire aux médias que Die Linke est définitivement morte et destinée à être remplacée par la nouvelle « gauche conservatrice ». Les premiers scrutins semblent confirmer cette tendance. Aux élections européennes, le parti obtient 6.17% des voix et 6 eurodéputés, surpassant son rival de gauche qui voit son score divisé par deux. Cependant, cette réussite va rapidement révéler une faiblesse du parti : son isolement sur la scène européenne. En effet, la BSW ne parvient pas à s’intégrer pleinement au Parlement européen, se retrouvant à siéger chez les non-inscrits. Refusant de rejoindre le groupe de la Gauche, qui est loin d’accueillir cet OVNI politique, elle tente sans succès de former un groupe avec les populistes du Mouvement 5 Etoiles italiens et les nationaux-populistes du SMER slovaque.


Après ce premier succès électoral, le parti récidive aux élections régionales de Thuringe, Saxe et Brandebourg en septembre et octobre. Sahra Wagenknecht arpente alors un terrain connu et favorable, il s’agit du cœur de l’ex-RDA, ancien bastion de la gauche et nouvelle terre de conquête de l’AfD. En bref, on ne pouvait rêver d’un meilleur auditoire pour blâmer la politique impopulaire du gouvernement Scholz. La posture russophile de Mme Wagenknecht fait des merveilles dans ces Länder terrifiés par la possibilité d’une guerre à grande échelle contre la Russie poutinienne. La victoire est complète, la BSW obtient la troisième place dans chaque région avec un score oscillant entre 12 et 15%. Avant d’avoir soufflé sa première bougie, le parti s’impose un partenaire incontournable dans les négociations de formation des gouvernements fédérés. Cette fois-ci, l’intégration est réussie puisqu’elle rejoint les exécutifs de Thuringe et Brandebourg, mais à nouveau, un problème apparaît. La toute-puissante fondatrice ne cesse de s’ingérer dans les discussions locales, souhaitant notamment imposer aux futurs partenaires de coalition une déclaration opposée à l’installation de missiles à longue portée américains. Cela suscite l’irritation des lieutenants de la BSW, qui y voient une tentative de capter l’attention des médias pour fourbir sa posture anti-establishment dans la perspective des élections fédérales. On voit ainsi que le parti est loin d’être unifié, les tensions étant telles que la rumeur d’une scission circule. De plus, le bureau du parti impose une croissance extrême lente du nombre d’adhérents, soi-disant pour empêcher un entrisme de l’extrémisme de droite, mais qui est soupçonné d’avoir pour objectif de maintenir l’organisation entre les mains des proches de Mme Wagenknecht.


L’incroyable résurrection de Die Linke


Finalement, l’échéance fatidique arrive plus tôt que prévue avec l’implosion de la coalition gouvernementale, qui ramène la date des élections fédérales au 23 février 2025. L’Alliance Sahra Wagenknecht reste en dynamique mais le défi de passer la barre des 5% pour entrer au Bundestag s’avère de taille. Le manque de structuration et de militants se faisant sentir, Mme Wagenknecht opte pour une campagne essentiellement médiatique et centrée sur elle-même dans l’espoir de faire jouer son charisme et sa notoriété. Les actions de terrain sont délaissées, de même que les meetings qui restent de taille modeste et souvent hors des grandes villes. Le combat principal se joue sur les plateaux télés et lors des interviews. Le 9 octobre 2024 déjà, la fondatrice s’était faite remarquer en acceptant un débat télévisé contre la présidente de l’AfD, Alice Weidel. Dans ce duel censé opposer deux femmes au parcours et aux idées différentes, on a surtout retenu le nombre non négligeable de fois où elles se sont retrouvées en accord… Mais rapidement, les cadres du parti vont comprendre qu’ils ne peuvent espérer concurrencer l’AfD sur son terrain dans une campagne dominée par le thème de l’immigration et l’insécurité. L’angle d’attaque change alors, les frontières passent au second plan derrière la question de l’Ukraine. La tactique de la BSW est désormais de se présenter comme le parti de la paix (Friedenspartei), tentant de ravir ce titre au SPD qui avait longtemps soutenu la détente avec Moscou pendant la guerre froide. 


Finalement le verdict tombe au soir de l’élection, le qualifier de frustrant pour le parti serait un euphémisme. Très loin derrière la CDU et l’AfD qui caracolent en tête avec respectivement 28% et 20%, la BSW obtient 4.98% des suffrages. Le seuil étant fixé à 5%, le parti n’obtient aucun député. Le choc est immense pour celle qui affirmait que ne pas être représenté au Bundestag, c’est être insignifiant politiquement. D’autant plus qu’il n’a manqué qu’environ 10 000 voix pour que le parti fasse son entrée, de quoi faire enrager Mme Wagenknecht. La réaction ne se fait pas attendre. Plutôt que de chercher les causes de sa défaite dans ses propres actions, le parti s’empresse d’aller contester les résultats à la Cour constitutionnel de Karlsruhe, affirmant qu’une fraude a eu lieu pour l’empêcher de passer la barre des 5%. Si le parti était déjà controversé avant les élections, tenir ce genre de discours peu après le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche a achevé d’entamé sa crédibilité. 


Mais le plus surprenant est la réussite de Die Linke, qui revient d’entre les morts pour atteindre 8.8%, son meilleur score en terme de voix depuis 2017. Ce retour en force s’explique par les actions de la droite, qui, en s’alliant sur un texte avec l’AfD, a suscité une réaction antifasciste dans le pays. Le parti de gauche a réussi à capitaliser sur cette vague et a même doublé son nombre d’adhérents pour dépasser les 100 000. L’avenir s’annonce prometteur pour Die Linke si elle parvient à se constituer en principale force d’opposition au futur gouvernement de Friedrich Merz. Pour sa rivale en perte de vitesse en revanche, l’échec de février sera sûrement le premier d’une longue série, si le fan-club de Sahra Wagenknecht parvient à survivre suffisamment longtemps…


Joachim Rabasse


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