Apologie contemporaine d’Epicure
- Baptiste Bouchet
- 21 janv. 2020
- 8 min de lecture
Dernière mise à jour : 27 sept. 2020

“Ce porc, le dernier des physiciens, et le plus chien, venu de Samos en petit maître d’école, le plus mal dressé des animaux.”
C’est ainsi que Timon de Phlionte, dans les Silles, dépeint Epicure. Contemporain de l’effondrement des Cités grecques, résultat d’incessantes luttes et d’une incapacité chronique à maintenir des relations cordiales, Epicure élabore une vision de l'Être à contre courant des idées dominantes, vision inspirée de son présent. Il ne pense pas que l’Homme soit social par essence ni en capacité de dominer les autres grâce à un ordre préexistant qu’il suffirait de comprendre. Son point de départ est l’atomisme de Démocrite. Il n’y a pas d’ordre préétabli car tout ce qui est provient d’atomes qui chutent et créent des formes dans un hasard absolu. S’il n’y a pas d’ordre préexistant, l’individu n’est nullement obligé à la vie en société. Aussi, si tout ce qui est est issu du hasard, alors les individus n’ont pas de destinée. Charge à eux de l’établir. Épicure considère que l’individu ne peut se réaliser dans la société. Celle-ci le pervertit et l’empêche de s’atteindre car les relations sociales n’amènent que douleur et passions. La seule manière pour l’individu d’atteindre sa fin est de quitter la société pour vivre dans des communautés plus réduites. L’objectif n’est pas de vivre seul tel un ermite mais bien de se ressourcer par la vie entre amis. De plus, il s’agit d’essayer de comprendre la Nature par la recherche. Ceci ajouté à une vie comportant comme plaisirs uniquement ceux qui nous sont à la fois naturels et nécessaires permet d’espérer atteindre une certaine sagesse. Pour Epicure, le sage est en dehors de la cité et, par conséquent, apolitique. La question maintenant est de savoir si la doctrine épicurienne est envisageable avec les changements que nous avons connus.
Perspectives
Partons du même point qu’Epicure : l’atomisme. La théorie darwinienne de l’évolution remet en cause le hasard épicurien. Le hasard n’a lieu d’être car l’évolution s’est faite pour des raisons précises et identifiables. Epicure se retrouve mis en défaut sur ce point. Cependant, cela ne saurait remettre en cause sa pensée critique de la société.
L’Homme est aujourd’hui encore pensé comme un animal social. C’est alors naturellement que nous devons vivre en société. Cependant, il faut bien voir que la vie nous est moins proposée qu’imposée. A-t-on le choix de naître ? Cette décision ne dépend évidemment pas de nous. Dès lors, nous sommes face à un premier problème. Nous perdons notre liberté à l’instant même où nous naissons. Nous ne sommes pas mis au monde mais jetés en dedans. L’individu ne fait pas le choix de son existence et se retrouve contraint à donner un sens à celle-ci. Au monde, il faut donc vivre avant de mourir.
Si nous devons vivre, est-ce que cette vie se doit d’être absolument en société ? Rien n’est moins sûr. Tout d’abord, il faut reconnaître ceci : la vie en communauté, du moins la présence d’autrui, est primordiale pour la construction individuelle. En guise d’exemples, nous pouvons d’abord évoquer ce que le psychanalyste Jacques Lacan nomme “stade du miroir”. C’est par l’expérience d’autrui que l’on prend conscience de soi-même. L’enfant apprend à dire “je” en même temps que “tu”. On peut aussi mentionner l’importance de l’autre dans l'apprentissage des langues et de la lecture. On ne peut apprendre à parler une langue seul, encore moins à la lire. Il faut nécessairement une tierce personne pour nous éduquer sur ces points-là. Par ailleurs, le langage aide à la prise de conscience d’autrui en créant une relation avec lui.
On ne peut néanmoins nier que nombre de nos malheurs proviennent de la société en elle-même. L’entièreté de nos vies est influencée par des facteurs qui échappent à notre contrôle. Notre vie est orientée dès son commencement par les conditions sociales de son milieu. Le regard des autres influence notre perception de nous-même et également nos actions, et ce jusqu’à la fin de nos jours, c’est ce qu’on appelle le « contrôle social». Les normes, plus que les lois, régissent les comportements individuels. Nous sommes en quelque sorte à l’image de la société. Il faut toutefois admettre que la prédominance des normes n’est pas un phénomène nouveau, ces lois implicites influençant toutes les sociétés.
Le développement d’Internet a engendré l'interconnexion de nos vies mais également la publicité de celles-ci. Elles sont interconnectées, du fait de l’utilisation toujours plus grande de l’univers numérique par l’ensemble des acteurs sociaux. Par publicité, on entend le fait de partager notre vie à un groupe plus ou moins large d’individus au travers de moyens divers et variés. Ce partage est essentiellement numérique. Public et constant, il permet l’affirmation d’une certaine identité. Nous ne sommes plus ce que nous sommes mais ce que nous voulons montrer. Nos vies sont bien moins vécues que simulées.
La publicité de nos vies contribue à un phénomène que l’on nomme « individuation ». Ce terme est défini par Gottfried Wilhelm Leibniz comme “l’ensemble des qualités particulières qui constituent l’individu, par opposition à l’espèce”. On cherche à se rendre unique par rapport aux autres individus, notamment par le partage de pratiques censées nous distinguer des autres (en autres musées, lectures, musique). Cela soulève deux problèmes. Tout d’abord, cela incite les autres individus à être dans une posture d’admiration passive plutôt que dans une inspiration active. On envie certaines personnes pour ce qu’elles font plutôt que de chercher à nous réaliser nous-mêmes. Le second problème est que cette recherche d’individuation est inhérente à tous les individus et que les moyens utilisés pour y parvenir sont sensiblement les mêmes. Finalement, on cherche tous à se distinguer en faisant les mêmes choses. Par-là, on peut affirmer que l’individuation est un échec. De plus, l’utilisation du numérique dans la quête d’individuation participe à l’enracinement de l’humain en dehors du monde physique, celui-ci étant désormais plus un moyen qu’une fin. C’est bien la technique, ou du moins les profondes avancées techniques, qui participe à l’altération des individus.
Conséquemment à cette perversion de l’individu, on en arrive inévitablement à une perversion des idées. C’est obligatoire car elles sont le produit des individus. Énoncer une idée, la comprendre, la discuter, tout ceci requiert un certain temps pour se réaliser. Mais comment conserver ce processus lent quand plus personne ne prend le temps de s’arrêter ? Les choses vont toujours plus vite et l’Homme semble lui-même perdre ce qui faisait son orgueil, le contrôle de l’aiguille de la montre. Il n’y a plus de pause ni de temps-morts. On se doit désormais d’être toujours en activité. L’essayiste Jonathan Crary propose l’idée d’un temps “24/7” (24 heures sur 24 et 7 jours sur 7). Pour lui, le dernier bastion de ce qui fait de nous des êtres humains, le sommeil, est battu en brèche. C’est, selon ses dires, bien l’expérience du capitalisme industriel qui est la cause de ceci. Quand il s’agit de produire, rien n’est plus horrible qu’un arrêt, même un ralentissement est insupportable. On peut objecter que les entreprises tendent à promouvoir le repos au travail ou les espaces de travail alternatifs pour favoriser le bien-être individuel. Toutefois, il faut bien comprendre que le but est simplement productiviste. Un travailleur épanoui produira forcément plus qu’un travailleur malheureux. On ne peut supprimer totalement le sommeil, temps d’arrêt par essence, mais le réduire voire même le contrôler. C’est d’ailleurs là le but du marché du somnifère qui ne cesse de se développer (en 2015, 117 millions de boîtes d’anxiolytiques et d’hypnotiques ont été vendues en Europe). Au-delà de ces objectifs productivistes, il faut admettre autre chose. On ne s’arrête que très peu car on a peur de l’ennui qui nous rappelle le malheur existentiel évoqué par Blaise Pascal. Désormais, il faut utiliser son temps de manière utile. On cherche à toujours plus comprendre, savoir et connaître. Cette recherche du « toujours plus » est-elle vraiment ce qui fait de nous des homo sapiens ? L’Homme est-il condamné à une éternelle recherche vouée à l’échec, échec venant de la fragilité de la vie qui peut, à tout moment s’arrêter ?
Conséquences
Cependant, le problème de la vie en société reste entier. Il est aisé de montrer ce qui ne va pas, est-il possible alors d’envisager des réponses à ce problème ? Pour envisager une réponse sensée, il faut garder à l’esprit que nos vies sont désormais « connectées » du fait d’internet, comme nous l’avons exprimé plus tôt. Nous sommes par conséquent toujours soumis à l'apparition de nouveaux contenus. Ceux-ci nous incitent à toujours être actifs et attentifs. La question de l’interconnexion est importante car sans elle, les pistes que nous explorerons seront inactuelles ou, du moins, mal ajustées.
Un départ pur et simple de la société, une vie d’ermite n’est pas envisageable. Epicure en était déjà conscient et préconisait déjà la vie en groupe d’amis. La vie absolument seul comporte trop de difficultés. Comment se nourrir ? Comment se soigner ? On ne peut se retirer définitivement dans ce que Michel Foucault désigne par hétérotopie, ces “sortes d’utopies effectivement réalisées”. Il faut explorer d’autres solutions comme le retrait ponctuel, celui-ci peut alors prendre deux aspects.
Premièrement, on peut s’intéresser à la formule de « citadelle » telle que développée par Marc-Aurèle. Acceptons que nous ne pouvons maîtriser tous les évènements et que les seules choses que l’on peut contrôler sont nos pensées. Fortifions nos esprits pour devenir imperméables à tout ce qui nous est extérieur et donc hors de notre contrôle. Se réfugier en soi-même permet de prendre les contingences avec de la hauteur et de ne pas être affecté trop violemment par ce qui arrive. De plus, se retirer en soi-même et sélectionner ses interlocuteurs permet de choisir avec qui l’on partage ses idées plutôt que de réaliser un partage public qui est hors de notre maîtrise. Cette idée constitue une alternative viable à l'impossibilité du départ physique définitif. Nous pouvons faire le choix de nous ouvrir mais également de nous fermer en nous-mêmes.
Aussi, il peut être tout à fait envisageable d’importer cette citadelle des idées jusqu’au réel. Pourquoi ne pas se permettre d’aller à l’encontre des us ? A la vie publique préférons la vie privée. Réaffirmons notre vie privée en nous coupant temporairement de ce qui nous pervertit. Rester simplement chez soi et ne rien faire ne saurait toutefois être suffisant. Il faut penser ce retrait comme une lutte active et non comme une absence passive. Réfléchir aux maux de notre monde permet de savoir ce contre quoi on lutte.
Il nous reste désormais la conclusion d’Epicure, le sage est apolitique. Cette question est épineuse et ambigüe. L’idée de retrait que nous développons amène à la question du vote, l’un des symboles les plus forts de l’action politique. Le retrait libère-t-il du devoir de vote ? Il serait sensé de dire que oui car l’Etat fait partie de ce patrimoine non désiré que nous recevons à la naissance. Ne pas aller voter serait la récupération de notre libre-arbitre. Certes le vote est considéré comme un devoir, une obligation, mais il faut garder à l’esprit que le vote est surtout une liberté qui a été gagnée. Il nous faut reconnaître l’extrême importance du vote car ne pas voter entraîne deux grandes conséquences. D’abord, cela nous retire notre liberté car ce vote a justement été institué pour permettre de choisir ceux qui nous gouvernent. Refuser de les choisir amène la deuxième conséquence. Pour pouvoir conserver notre liberté de se retirer, il faut que le cadre le permettre. Un gouvernement cherchant à rompre la frontière vie publique et vie privée n’est en rien désirable dans cette perspective de retrait. De fait, il semble utile d’affirmer que la seule chose à garder en tête quant à la question du vote est le pragmatisme. Le système qui nous est proposé n’est peut-être pas le meilleur de tous, mais il nous assure une liberté que d’autres systèmes nous refuseraient. En votant à l’encontre de notre cadre, on ne sait pas quel futur nous attend et face à l’incertitude que cela engendre, autant assurer la conservation de ce cadre, sommes toutes, favorable. Le vote semble, par conséquent la meilleure solution, car il apporte la certitude d’une sécurité individuelle.
Baptiste Bouchet
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